Un nouvel article : Mitori geiko
Apprendre à regarder / Regarder pour apprendre
 par Jean-Marc Spothelfer

Version à imprimer (PDF)

Né au début du XIXe siècle dans une famille paysanne du Ho-Pei, le jeune Yang Lu Chan n’avait qu’une passion : le Chuan-Shu, l’Art du poing. Ayant fréquenté dès son enfance les écoles d’arts martiaux, il avait atteint très tôt le rang d’un expert. Mais les styles qu’il avait pratiqués jusque-là ne le satisfaisaient pas. Il avait conscience que, depuis la destruction du monastère de Shaolin, l’Art du poing avait dégénéré en une méthode de combat qui faisait une trop grande place à la force musculaire. Malgré ses recherches dans tout le Ho-Pei, il ne parvenait pas à y découvrir un maître susceptible de lui enseigner un art qui déboucherait sur la Voie de l’harmonie.

Son désespoir prit fin quand il entendit parler du Taï Chi Chuan, qui commençait à se populariser dans une autre province : le Hunan. Abandonnant parents et amis, Yang entreprit un voyage de plus de 800 kilomètres. Dès qu’il le put, il se fit admettre dans le milieu fermé des pratiquants de Taï Chi. Au cours des conversations, un nom revenait souvent : celui de Maître Chen Chang Hsiang. Cet homme passait pour celui qui avait le plus haut « kung-fu ». Hélas, Maître Chen enseignait exclusivement aux membres de sa famille, dans le plus grand secret. Yang réussit à se faire engager dans la famille Chen comme serviteur. Chaque jour, il épiait en cachette l’entraînement familial conduit par le patriarche. Pendant la nuit, il s’exerçait à refaire ce qu’il avait vu dans la journée et répétait inlassablement les enchaînements qu’il avait appris. Son espionnage se poursuivit plusieurs mois… Jusqu’au jour où il fut pris en flagrant délit. Aussitôt conduit devant Maître Chen, il s’attendait au pire. Le vieil homme paraissait en effet fort mécontent :

– « Eh bien, jeune homme, il semble que vous ayez abusé de notre confiance. Vous vous êtes introduit ici dans le seul but d’espionner notre enseignement, n’est-ce pas ? »

– « Effectivement », avoua Yang.

– « Je ne sais pas encore ce que nous allons faire de vous. En attendant, je serais curieux de voir ce que vous avez pu apprendre. Pouvez-vous me faire une démonstration? »

Yang exécuta alors un enchaînement avec une concentration et une fluidité telles que le vieux Chen fut profondément bouleversé de voir un reflet si fidèle de son Art. Il se garda bien de manifester son émotion et resta silencieux un moment avant de déclarer :

– « Ce serait idiot de vous laisser partir avec le peu que vous connaissez. Vous risqueriez de ternir la réputation de notre famille en montrant notre Art de façon incomplète. Le mieux serait que vous restiez ici le temps de terminer votre apprentissage et, cette fois, sous ma direction ! »

Demeurant encore de nombreuses années dans la famille Chen, Yang intégra de plus en plus profondément l’Art suprême du Tai Chi. Ce n’est qu’après avoir reçu la bénédiction de son vieux maître qu’il repartit dans sa province natale, où l’on ne tarda pas à l’appeler « l’insurpassable Yang ». En effet, bien que souvent défié par d’autres professeurs ou par de jeunes champions, il ne fut jamais vaincu.[1]

Les légendes liées aux arts martiaux sont nombreuses à relater les histoires de disciples en quête de « la Voie » qui progressèrent dans leur apprentissage, ou même eurent une révélation (satori), en observant la pratique d’un maître, voire simplement en s’imprégnant de son attitude. Pourtant le concept de Mitori geiko est le plus souvent mis en relation avec la situation d’un élève empêché de pratiquer par une blessure, lequel parvient tout de même à trouver de l’intérêt à suivre les cours en regardant depuis le bord du tatami. Les deux acceptions du concept ne sont pas contradictoires, et la banalisation de la seconde ne devrait pas faire oublier la pertinence de la première pour tout budoka, plâtré ou non.

En tout cas, les deux ont en commun de faire primer l’acuité visuelle sur l’attente d’explications intellectuelles, ainsi que sur la répétition frénétique et stérile de mouvements incompris. Hélas, « regarder pour apprendre » implique d’« apprendre à regarder », ce qui constitue le premier écueil pour un débutant. Et nous sommes tous des débutants !

De nos jours, la plupart des arts martiaux sont de nature expérientielle, en ce sens qu’il faut les pratiquer pour les apprendre. Cependant pendant des siècles, ce type d’apprentissage pratique n’a pas été le seul. Dans le passé, la plupart des nouveaux élèves apprenaient d’abord par Mitori geiko, la « saisie par le regard », parce que le maître ne les laissait pas pratiquer l’art dès le début de leur initiation. La plupart ont d’abord dû balayer le dojo, prendre soin du maître, cuisiner et faire la lessive et se contenter, à l’écart, de regarder le maître pratiquer avec ses élèves. C’est seulement après cette longue période, qui permettait au maître de vérifier la motivation du nouvel l’élève, son sérieux et sa loyauté, que le professeur commençait à réellement enseigner et permettait à l’élève de pratiquer son art. Quant aux « techniques secrètes », les élèves les plus avancés les apprenaient « de vue » et n’en recevaient – éventuellement – le commentaire du maître qu’au moment de devenir Menkyo Kaïden et de recevoir le certificat Kyōju Dairi. C’est alors seulement qu’ils réalisaient qu’ils les avaient apprises sans les apprendre…

De nos jours, en particulier en Occident, nous ne disposons pas de ce luxe pour de multiples raisons, en particulier la gestion du temps. On veut acquérir rapidement des techniques et des compétences ; on se lasse vite des répétitions de mouvements ; on n’a pas de temps à perdre dans nos semaines surchargées. Et même – pour le dire trivialement – certains consommateurs de Budo attendent un enseignement correspondant aux cotisations qu’ils ont versées, comme un retour sur investissement. Donc les élèves veulent pratiquer et non seulement regarder.

Cependant, parfois, l’occasion se présente pour un élève, durant une certaine période, de revenir sur la voie traditionnelle de Mitori geiko. Cela se produit habituellement lorsqu’un élève se blesse et ne peut pas s’entraîner physiquement. Celui-ci ne revient généralement pas au dojo avant sa guérison, pensant peut-être que c’est inutile, voire indigne de l’image qu’il se fait de lui-même. Cependant, s’il ne s’agit pas d’une question d’ego et s’il est suffisamment motivé, chaque pratiquant peut se joindre au cours « juste pour regarder ». Il aura alors la possibilité de « prendre par les yeux », ce qui signifie recevoir un enseignement qui ne doit rien au physique. De ce point de vue s’ouvre une mine d’informations qui seraient restées cachées alors qu’on était en train de pratiquer…

Une attitude d’observation active

Mais Mitori geiko n’est pas seulement une méthode utile lorsqu’on est empêché de pratiquer. C’est à mes yeux un facteur essentiel d’apprentissage pour tout pratiquant, à l’occasion de tout entraînement ou de tout stage. C’est sur cet aspect que je veux ici mettre l’accent.

Keiko – 稽古, « étude approfondie », est généralement interprété comme l’entrainement de Budo, de manière globale.[2]

Mitori – 見取り, forme nominale du verbe mitoru – 見取る, se traduit par « percevoir, comprendre ». Si l’on décompose mitori – 見取り on trouve d’abord le kanji mi – 見 « vue », dans le sens de perception visuelle, mais aussi dans le sens d’espoir, de chance, d’opinion ou d’idée. Le caractère représente un œil vertical, dont les jambes évoquent la mobilité, ce qui pourrait aussi symboliser un large champ de vision, une attention soutenue mais non focalisée. Quant à tori – 取り, forme nominale du verbe toru – 取る, qui veut dire : « prendre, attraper, saisir, choisir, gagner, moissonner ». Son radical 取 est composé d’une oreille à gauche, « mimi » – 耳, et de l’adverbe « encore » à droite, « mata » – 又, ce qui conforte le sens d’attention soutenue.

C’est donc bien davantage qu’une observation dans le but d’apprendre un mouvement, puisqu’il s’agit plutôt de percevoir, de manière à développer une compréhension profonde. La perception n’est pas uniquement visuelle, dépassant l’observation du geste du professeur pour aboutir à une réelle compréhension de la technique. En fin de compte, pratiquer Mitori geiko, c’est chercher à engranger un maximum d’informations sensorielles pertinentes, grâce à une implication profonde dans le processus d’observation et d’analyse de la technique démontrée. Et si je dis bien « pratiquer » Mitori geiko, c’est parce qu’il s’agit d’une attitude active d’appropriation d’un savoir, et non de la contemplation passive d’une démonstration, dans le rôle de spectateur qu’il est facile d’endosser.

Un objectif simplement pratique

Dans l’acception la plus courante du concept de Mitori geiko, le professeur qui incite son élève à le pratiquer espère que ceci lui permettra de ne pas oublier le chemin du dojo, car il peut arriver qu’une blessure entrainant l’arrêt de la pratique soit suivie d’une période de démotivation. Il n’est pas toujours facile de retourner au dojo après une longue absence, l’affaiblissement musculaire s’ajoutant à un certain découragement, voire à un sentiment de culpabilité. En revanche, le maintien du lien avec le dojo et les camarades, ainsi finalement que la frustration de voir les autres profiter sans pouvoir pratiquer soi-même, facilitera peut-être la reprise. Je l’ai moi-même expérimenté autrefois lorsque, suite à une opération du genou, j’ai assisté au Stage international de Genève appuyé sur des béquilles.

Mitori geiko trouve donc ici pour première justification de minimiser les conséquences du manque d’entrainement. On se dit tout naturellement : « Regarder, c’est toujours mieux que ne rien faire du tout. » Ce n’est pas faux : puisque l’on ne peut momentanément pas restituer une technique à partir des sensations physiques, autant consacrer ce temps d’inactivité à la visualisation des mouvements. Mais cette ambition, pour honorable qu’elle soit, ne concerne que la surface du concept. Car compris dans sa profondeur, Mitori geiko permet de changer d’angle de vue, au propre comme au figuré.

L’occasion d’observer sans restituer

Au-delà des fables et des histoires légendaires de disciples ayant la perfection en observant un maître, Mitori geiko concerne, entre autres, la capacité mimétique de l’être humain. La récente découverte par les neurosciences des neurones miroir[3], qui s’activent de la même manière lorsqu’on observe un mouvement que lorsqu’on le produit, converge avec les études tendant à prouver que, lorsqu’il est en situation d’imiter, le cerveau humain cherche avant tout à reproduire l’intention plutôt que le geste. Or une erreur classique, dans l’apprentissage du Budo, consiste à rechercher le résultat de l’action avant de maîtriser la technique. Plus encore, le fait même de vouloir effectuer l’action contient déjà une intention qui pervertit la technique.

Pour un budoka forcé à l’immobilisation, ne pas avoir à restituer physiquement l’exercice observé permet de se libérer – du moins provisoirement – à la fois de cette intention parasite, des automatismes plus ou moins acquis précédemment, ainsi que des limitations du corps. Dégagée des contraintes physiques, la visualisation de la technique permet alors une forme de restitution qui peut s’approcher de manière relativement précise de ce qui a été démontré et devenir ainsi facteur de progrès sensibles. C’est une prise de distance qui offre un regard neuf tant sur la technique démontrée d’une part, que sur sa propre pratique coutumière d’autre part.

On partira évidemment du principe que ce qu’on observe est techniquement correct et propre à faire progresser chaque élève, pratiquant ou non. Car le revers de la médaille, dans le concept de « prendre par le regard », est que l’observation d’une mauvaise technique est probablement néfaste, surtout si l’observateur ne peut pas en expérimenter physiquement les limites. Et le paradoxe veut que, même si l’on prend conscience de l’imperfection de ce qu’on observe, le réflexe du mimétisme intervient tout de même en dépit du sens critique. Un pratiquant avancé racontait d’ailleurs que, de passage dans un dojo, il avait préféré regarder la photo du fondateur au Kamiza pour être sûr d’observer quelque chose de correct…2

De son côté, Me Pascal Krieger m’avait parlé – avec un petit sourire – de ces élèves de Shimizu Sensei qui marchaient en canard sans savoir pourquoi, et surtout sans se rendre compte qu’ils imitaient la démarche de leur maître âgé, atteint par l’arthrose des hanches. Soyons lucides : dans un Mitori geiko mal compris, l’observation mimétique du professeur peut être plus conséquente qu’on ne l’imagine, pour le meilleur… et pour le pire ! Pourtant le professeur ne devrait pas être le seul objet de l’observation.

Une prise de recul sur soi-même

Lorsqu’on observe la pratique, il est courant de détecter des divergences entre la démonstration du maître et l’exécution des élèves. Il est alors nécessaire d’avoir le recul, la lucidité et l’humilité pour que telle ou telle flagrante erreur observée chez un débutant, ou telle imperfection chez un élève avancé, n’en reste pas à une critique stérile, mais nous renvoie à nos propres erreurs, en commençant par nos propres biais cognitifs. On y reviendra ci-dessous.

Chez le débutant, la première difficulté de l’apprentissage est d’observer ; et la difficulté de l’observation est de savoir… quoi observer. Or l’observant observe généralement d’abord le haut des observés. Est-ce à cause de l’horizontalité du regard ? On contemple spontanément ce qui concerne le haut du corps, voire l’arme, au détriment du mouvement général, du déplacement, du travail des pieds, de la position des hanches, de la rotation des poignets, etc. En Kenjutsu, lors de la démonstration d’une technique complexe, profitant de la répétition du mouvement par le professeur, l’idéal serait peut-être de parvenir à séquencer son observation, en regardant les pieds, puis les mains, puis tout le corps, de manière à percevoir finalement l’ensemble, sans se laisser absorber par le début de l’attaque et la fin de la technique en omettant ce qui se passe entre deux. Et en Iaïdō, après tout, pourquoi ne pas utiliser les moyens techniques modernes, à savoir la vidéo, pour s’observer soi-même. Quoi qu’il en soit, apprendre par le regard, c’est apprendre à apprendre.

Mais l’apprentissage de Mitori geiko concerne aussi l’enseignant dont le rôle, avant de corriger l’élève, consiste à observer ses erreurs, et surtout en percevoir les causes (déficience musculaire ou articulaire, désynchronisation corporelle, blocage mental, peur, ou incompréhension de la technique, etc.), pour proposer la correction adaptée. C’est pourquoi je suggère régulièrement aux enseignants assistants d’interrompre momentanément leur pratique durant le cours, afin de consacrer toute leur attention à observer les élèves. Enseigner à apprendre, c’est d’abord apprendre à enseigner.

L’altération des biais cognitifs

De plus, même avec la volonté la plus sincère, nous introduirons toujours notre propre expérience dans la perception de ce qui est enseigné. C’est un effet de ce que la psychologie de la cognition et les neurosciences nomment « biais cognitif »[4]. Il s’agit là des facteurs inconscients qui perturbent l’appropriation d’une nouvelle information, en raison des a priori qui provoquent une distorsion de la compréhension. J’en veux pour preuve le nombre de fois où, lors d’un stage, je démontrais une nouvelle façon de pratiquer une technique et constatais ensuite que les stagiaires faisaient exactement ce qu’ils avaient l’habitude de faire. Ce n’est pas un reproche ; c’est un constat. On se dit : « Ah oui, je connais déjà cette technique », sans voir qu’il s’agit d’une variante, dont la pertinence peut être discutée, mais qui a sa propre cohérence dans l’enseignement donné.

En résumé, Mitori geiko, lorsqu’il « ouvre notre regard » à un autre niveau que la forme technique, peut bousculer les biais cognitifs. Et si parfois nous détectons des mécompréhensions qui ont pu façonner notre pratique pendant des années, il devient judicieux de s’interroger sur toutes celles que nous avons n’a pas encore décelées. Il s’agit alors d’un recul non seulement sur soi-même, mais aussi sur la pédagogie du maître, qui offre l’occasion d’une réflexion sur tout notre processus d’apprentissage. La Voie est un escalier dont chaque marche revêt sa propre signification.

En conclusion

Mitori geiko constitue donc un moyen de percevoir autre chose derrière la forme. En position d’observateur, tel une sorte d’éthologue, nous sommes alors en mesure de découvrir le mode de transmission du savoir par le professeur, l’appropriation de ce savoir par les pratiquants, ainsi que les interactions entre les partenaires. Autant d’éléments qui nous sont invisibles lorsque nous sommes nous-même en position d’élèves qui vont reproduire une technique, ou d’enseignants qui la démontrent. Mitori geiko peut alors susciter d’autres prises de recul, comme celle consistant à s’observer soi-même en tant qu’observateur. Il s’agit alors de prendre conscience de nos propres convictions, et à les interpréter comme des possibilités et non pas comme des dogmes. Conscientiser nos biais cognitifs, qui constituent autant de blocages, ne peut qu’apporter une plus-value à notre formation. Car la profondeur de regard issue la pratique de Mitori geiko pourra non seulement améliorer notre faculté d’apprentissage dans le contexte du Budo, mais aussi dans d’autres situations de la vie ordinaire, pour autant qu’elle soit éclairée par une belle ouverture d’esprit et une sincère humilité.

J.-M. Spothelfer

 

[1] In : « Les Contes des arts martiaux », Ed. Albin Michel 1988, p 70 ss.

[2] Pour ces interprétations et d’autres éléments concernant Mitori geiko, voir aussi https://www.sport-de-combat.fr

[3] Les neurones miroirs ont été découverts chez le macaque au début des années 90 par l’équipe du professeur Giacomo Rizzolatti à l’Université de Parme. Si leur existence n’est guère contestée, leur rôle effectif reste l’objet de controverses.

[4] Pour une définition et des exemples, voir le site : https://www.psychomedia.qc.ca/psychologie/biais-cognitifs