Tameshigiri

 Par Jean-Marc Spothelfer

Tameshigiri_02Sécurité, sécurité et sécurité

Le Tameshigiri consistait, à l’origine, à effectuer des coupes sur cibles en vue de tester une lame de katana. A l’issue de la forge et du premier polissage, il s’agissait de vérifier la qualité de la lame et son tranchant. On utilisait parfois, pour ce faire, des cibles humaines, cadavres empilés, condamnés à mort, ou simples passants rencontrés sur le chemin. A l’heure actuelle, dans le cadre du Budo, plutôt que le sabre, c’est le sabreur qu’il s’agit de tester, ou plutôt sa technique et sa maîtrise (Suemono-giri). Il n’est donc pas question de symboliser une quelconque situation de combat. Les cibles ne sont ni des bras, ni des jambes ; elles sont juste… des cibles !

Toutefois, dans l’esprit du Budo, et en raison de la dangerosité de l’exercice, il est impératif de procéder avec respect et discipline. Hélas, étant données la négligence et l’imprudence qui règnent en de nombreuses séances de coupe, il convient de donner ici quelques indications. La première étant qu’il existe trois règles impératives en matière de Tameshigiri : la sécurité, la sécurité, et la sécurité ! Sécurité du pratiquant, sécurité des autres personnes, sécurité du sabre, et tout ceci grâce à un dispositif bien précis.

Dispositif d’une session de Tameshigiri

Le respect des distances est une condition essentielle de la sécurité. Il faut ainsi considérer la zone d’exercice exactement comme un stand de tir. En effet, un sabre lâché par mégarde (sans compter la possibilité de rupture du mekugi) peut effectuer un vol de plusieurs mètres. On respectera donc la « Règle du T » : personne ne se trouve en avant de la ligne des cibles (barre horizontale du T), car toute cette zone est considérée comme dangereuse, y compris sur les côtés. Cependant, parce qu’un sabre lâché peut aussi tomber en arrière du pratiquant, celui-ci se trouvera largement en avant du public. Ce dernier évitera de s’avancer durant l’exercice, même pour prendre de belles photos !Tameshigiri dispositif

Le stock de cibles et les déchets de coupe se trouveront à l’écart, en arrière. Le matériel, sabres et nécessaire de nettoyage, seront posés sur une table ou une bâche, en arrière de chaque cible. Il serait en effet navrant que, par inattention, quelqu’un mette le pied sur un sabre posé au sol, au risque d’abîmer la lame et surtout de se blesser. Les sabres en attente seront donc déposés dans une zone clairement identifiée. La sécurité sera complétée par un balisage de l’espace de travail, surtout durant un entraînement à l’extérieur (bande colorée ou cônes de marquage).Tameshigiri_03

Chaque cible sera desservie par un assistant, chargé de fixer la natte sur son support, de déblayer ensuite les déchets, voire de procéder au nettoyage de la lame, quoique cette tâche soit du ressors du coupeur lui-même. C’est aussi l’assistant qui redressera éventuellement une cible courbée par une mauvaise coupe. Ce faisant, il restera silencieux, s’abstenant de tout commentaire.

Au centre du dispositif (mais dans une zone de sécurité) se trouvera le directeur d’exercice, à savoir le professeur responsable de l’entraînement. En principe, il aura au minimum le rang d’enseignant Shoden. Sa tâche consistera à veiller à la sécurité générale, c’est-à-dire à la coordination des travaux entre différentes cibles, à la position respective de chacun sur le chantier et au respect des prescriptions de sécurité. En cas de danger, à son intervention clairement audible (« Halte ! » ou « Yame ! »), tous les pratiquants s’immobiliseront immédiatement jusqu’à ce que la sécurité soit rétablie. Enfin le directeur d’exercice aura veillé à ce que fût préparée une pharmacie bien fournie et, sans alarmisme excessif, à ce qu’un téléphone à proximité soit en liaison avec le réseau.

Cibles et… inadmi-cibles

Sur Internet, on voit de tout, du plus ridicule au plus pitoyable : Tameshigiri sur melons, pastèques, tomates, carottes et courgettes, bouteilles en plastique, branches d’arbres ou haie du jardin, voire même quartiers de viande ! (avec ou sans moutarde ?)… Loin de ces usages détestables, dans le cadre d’une pratique sérieuse et responsable, on n’utilisera en guise de cibles que des rouleaux de paille (nattes de plage, ou tatami omote) trempés dans l’eau, puis égouttés. Les nattes seront dépourvues de fixations en métal (agrafes, fil de fer) et n’auront jamais servi sur une plage, de peur que des grains de sable ne rayent les lames. En extérieur, les ligatures des rouleaux seront faites à base de ficelle naturelle biodégradable.

A propos, une grosse ficelle suspendue à une branche d’arbre peut aussi servir de cible pour un exercice de yokomen uchi, apportant au pratiquant un notable développement de son sentiment d’humilité… A éviter les jours de grand vent ! Les pratiquants expérimentés pourront éventuellement aussi couper des bambous, à conditions qu’ils soient bien verts (les bambous !). En revanche, on s’abstiendra d’utiliser des branches de plantes quelconques, car la sève de certaines espèces agresse l’acier.

Sécurité du pratiquant

Bien que le Tameshigiri soit un ferment d’humilité pour les budokas de tous niveaux, il n’est pas recommandé de le pratiquer sans une bonne expérience de manipulation du sabre. Dans certaines écoles, cet exercice est réservé aux Yudansha ; dans d’autres, on exige au moins deux ans de pratique. Il est certain que la dimension émotionnelle de cette expérience particulière avec un sabre tranchant n’est pas à sous-estimer. Quoi qu’il en soit, le pratiquant veillera tout d’abord à son intégrité physique en se chaussant de chaussures fermées, de peur qu’une coupe non maîtrisée en fin de course ne lui ampute les orteils. Ensuite, il débutera son travail par un salut sans excès de cérémonie, mais suffisant pour le placer dans l’état d’esprit nécessaire à un exercice qui n’est pas anodin. Il ne s’approchera de la cible qu’à l’indication du directeur d’exercice.

Tameshigiri_01En principe, à moins d’être extrêmement expérimenté, le pratiquant coupera toujours en aï-hanmi (pied avant opposé à la direction de coupe). Avant de couper, il aura jeté un regard sur la cible voisine et pris conscience de la position respective de chaque participant. Après la coupe, si la cible se trouve pliée par un mauvais mouvement, il reculera pour laisser l’assistant la redresser. Enfin s’il s’agit d’un pratiquant qui exécute le Tameshigiri pour la première fois, il sera obligatoirement accompagné d’un instructeur Yudansha, placé à 5 mètres derrière lui. Ce dernier lui prodiguera quelques conseils tout en veillant à la sécurité.

A la fin de l’exercice, après avoir salué à nouveau, le pratiquant reculera pour laisser l’assistant changer la cible, et ceci sans fanfaronnade ni abattement, quel que soit le résultat de l’exercice. Car le Tameshigiri n’est jamais que la confrontation entre un cylindre de paille et la technique d’un sabreur, en toute indépendance vis-à-vis du regard des autres, de son propre égo… ou de la caméra vidéo ! De retour à l’emplacement du matériel, le pratiquant procédera lui-même au nettoyage de la lame, à moins qu’un assistant n’ait été désigné à cet effet. A cette occasion, il se souviendra que les blessures les plus fréquentes survenues lors de séances de Tameshigiri ne sont pas dues aux coupes, mais au nettoyage des lames !

Sécurité des autres personnes

On n’a que trop vu de démonstrations de Tameshigiri – lequel ne devrait d’ailleurs jamais faire l’objet de démonstrations – présentées en face d’un public admiratif… et joyeusement inconscient du danger qu’il courait ! Le dispositif décrit ci-dessus devrait pallier ce risque, à condition que le directeur d’exercice soit intransigeant quant au comportement dudit public. Les spectateurs les plus intrépides étant les photographes, c’est bien connu, il conviendra de leur rappeler qu’un photographe éventré fait de moins bonnes photos…

Mais les pratiquants eux-mêmes, et surtout le directeur d’exercice, seront attentifs à la sécurité du public (pratiquants en attente ou spectateurs), en particulier par le respect de la règle absolue suivante : aucune coupe en yokoguruma ne sera effectuée dans une direction où se trouverait quelqu’un. Si, par exemple, un assistant est en train de changer une cible voisine, fût-ce à 20 mètres de distance, on attendra qu’il ait reculé avant de couper en yokoguruma dans cette direction. Cette règle ne peut souffrir aucune exception ! C’est dans ce genre de situations que le rôle du directeur d’exercice, qui doit en tout temps conserver la vision globale du chantier, s’avère capital.

Sécurité du sabre

« On m’a prêté un katana ; j’ai rendu un couteau à pain… », me racontait un pratiquant hilare. Il est vrai qu’une séance de coupe mal préparée et mal encadrée peut aboutir à la ruine d’une arme de qualité. A cet égard, il convient premièrement d’éviter de pratiquer avec un sabre historique. Il existe assez de Shinsakuto, voire de lames de fabrication industrielle permettant d’exercer la coupe sans risquer d’abîmer une lame ancienne. Par ailleurs, on a déjà dit ci-dessus qu’il faut éviter de déposer un sabre dénudé au sol, et qu’il ne convient pas de travailler avec n’importe quel type de cibles. Quelques recommandations peuvent cependant être ajoutées.

Etant donnée l’humidité de la cible, on évitera de remettre la lame dans le fourreau aussitôt après une série de coupes, sauf bien sûr si l’on exerce particulièrement nuki-wasa. Dans ce cas, avant chaque rengainement, on passera simplement la lame sur un chiffon glissé dans la ceinture (et non dans le keikogi, à cause de corrosivité de la sueur). A la fin de la session, on effectuera un nettoyage particulièrement méticuleux, d’abord avec un chiffon légèrement humide, puis après séchage, à l’aide de l’uchiko et de différents chiffons successifs. Il est recommandé de ne pas huiler immédiatement la lame, de peur que quelques dernières molécules d’H2O ne soient enfermées sous la pellicule d’huile. Enfin, si l’on a effectué des rengainements après les coupes, de retour à domicile, on stockera la lame quelques heures hors du fourreau pour éviter que l’humidité de celui-ci ne corrode la lame.

Les enseignements du Tameshigiri

Diverses observations techniques peuvent être effectuées lors d’une session de coupe. Et si une caméra vidéo est utilisée durant l’exercice, ce sera dans ce but, et non pour encombrer la Toile mondiale de ses exploits guerriers face à un adversaire de paille… Les enseignements possibles :

  • L’évaluation de la distance par rapport à la cible (ma-aï statique), ou dans l’exécution de plusieurs coupes successives (ma-aï dynamique).
  • La préparation de la coupe, notamment la garde de départ (par ex. hasso-no-kamae) et le furikaburi, qui déterminent le ha-sugi et la rigueur de la direction de coupe.
  • La qualité de la tenue du sabre en main (te-no-uchi), en particulier de la main gauche, qui constitue un des éléments déterminants du mouvement de coupe.
  • La disponibilité du corps, du pivot des hanches (souvent raides) aux épaules (souvent crispées), dans le respect de son shizentaï.
  • La position finale du corps, comprenant l’emplacement du sabre en fin de course (les bras étant souvent emportés par le mouvement), le centrage dans cette position finale et le maintien du shiseï dans toute la phase post-coupe.
  • Enfin, sur le plan de l’attitude personnelle, le Tameshigiri offrira des occasions d’éprouver les notions de zanshin, muga mushin, ainsi que seishin tanren, que ce soit en cas de réussite triomphale ou de mortifiant ratage…

En conclusion, c’est la combinaison de la discipline et de la rigueur qui permettront de faire de cet exercice difficile qu’est le Tameshigiri un moment empreint de dignité et riche d’enseignements, aboutissant ainsi au plaisir véritable d’un keiko réussi.

Jean-Marc Spothelfer