Ki-aï

Le Ki-aï : le son au service
de l’unification de soi

par Jean-Marc Spothelfer

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1.  Introduction

Il est un aspect de la pratique du Kenjutsu que l’on néglige trop souvent dans les Dojos : c’est le Kiaï, expression sonore de l’unification du pratiquant à l’apogée de son action (frappe, barrage, coupe, mouvement de taille ou d’estoc). Dans la plupart des cas, le débutant[1] est livré à lui-même et se trouve bloqué par l’inhibition de sa timidité, la peur du ridicule et une certaine incompréhension de ce que recèle ce cri spécifique. Pourtant, correctement enseigné et entraîné, le Kiaï constitue un élément déterminant pour focaliser l’action, développer la puissance, voire exprimer sa relaxation dans l’action.

 

2.  Les effets somatiques du son

Commençons par tordre le cou à certains fantasmes et laissons à la bande dessinée et aux mauvais chambara de série B les légendes du « cri qui tue », ou du « cri qui paralyse ». Car si un Kiaï émis avec puissance peut effectivement opérer un certain blocage de l’intention d’un agresseur, ce n’est pas pour autant l’intérêt principal de cette pratique. Et les hululements braillés par certains Budokas, attestant de leur sincère combativité, risquent davantage de léser leurs cordes vocales que de contribuer à la puissance de leur action.

Il reste cependant que le son n’est pas sans effet sur la réaction physique de l’auditeur. Songez à l’impression corporellement saisissante que produit parfois la musique : le Dies Irae du Requiem de Verdi, les dernières mesures du Boléro de Ravel, la trompette de Louis Armstrong et celle de Miles Davis, la guitare de David Gilmour, la voix de Maria Callas ou celle d’Aretha Franklin…

Pour sa part, la mythologie n’est pas avare de récits impliquant le rôle du son, tel le chant mortifère des sirènes dans la tradition homérique (Odyssée 12), ou l’aboutissement destructeur des trompettes de Jéricho (la Bible, Josué 6). On peut aussi penser à la flûte magique de la triste légende allemande du Joueur de flûte de Hamelin, et bien sûr l’argument de l’opéra de Mozart : La flûte enchantée.

Dans un cadre guerrier, on connaît l’impression produite sur l’adversaire par les trompettes des légions romaines, les premières fanfares militaires au XVIIe siècle, et les tambours d’un bataillon de mousquetaires. Les témoignages ont documenté l’effet de panique que pouvait produire la sirène du bombardier Ju 87 attaquant en piqué, les émissions d’un sonar perçu par les sous-mariniers, ou la cornemuse jouant Blue Bonnets à l’assaut du pont de Bénouville en juin 1944. Enfin tous les fantassins ont pu éprouver le rôle somatique et galvanisant du chant collectif durant une marche pénible.

Par ailleurs, depuis les années 80, les chercheurs ont identifié les effets organiques du son sur le corps humain : augmentation du stress, de la fréquence cardiaque et du rythme respiratoire, diminution de la vision et de la vigilance. Les effets d’un son puissant sont donc réels, et ce peut être le cas d’un Kiaï, tant sur la personne qui l’émet que sur celle qui le reçoit, pour autant que ce cri soit correctement émis.

3.  Le concept du Kiaï

Qu’est-ce alors qu’un Kiaï correctement émis ? C’est un cri qui « unifie l’énergie ». C’est précisément ce que signifie son appellation. Elle est constituée de deux Kanji :

, Ki, qui désigne l’énergie vitale naturelle ;
, Aï, qui provient du verbe « awaseru : « unir ».

Il s’agit donc effectivement d’unifier l’énergie du Budoka, sur le plan interne d’une part, consolidant sa structure articulaire et musculaire, et externe d’autre part, par l’unité de son déplacement avec son mouvement et son action, mais aussi avec son adversaire et sa propre action. Cette unification est rendue possible par l’émission du souffle qui exprime le flux du Ki. C’est donc l’aboutissement du Ko-kyû[2]. Sans entrer dans une théorisation du Kototama[3], si essentiel à Ueshiba Morihei, fondateur de l’Aïkidô, et qui échappe assurément à la compréhension occidentale, on peut toutefois admettre que le son constitue une vibration du souffle qui met en œuvre une énergie…[4]

Cette intuition du souffle-énergie n’est d’ailleurs pas une exclusivité de la spiritualité japonaise : on la retrouve dans d’autres civilisations. J’en veux pour preuves, outre évidemment le Chì des Chinois, substance subtile qui se déplace le long des « veines du dragon », le concept de Prāṇa, souffle vital dans l’hindouisme, le concept hébreu de רוּחַ, Rouach, souffle-énergie divine et créatrice (Torah, Genèse 1), le rôle spirituel du Dhikr dans le soufisme, sans oublier le πνεῦμα, Pneuma, nom qu’Aristote et les philosophes stoïciens donnaient au principe causal de la vie, qu’ils considéraient comme un cinquième élément, terme que l’on retrouve dans le Nouveau Testament, au moment de l’irruption en coup de vent de l’Esprit Saint (la Bible, Actes 2).

En Europe occidentale, longtemps après le Spiritus latin, souffle vital chez Pétrone et Cicéron, c’est au 18e siècle qu’apparaît en Allemagne la théorie du « magnétisme animal », qui postule l’existence d’un fluide universel, théorie très controversée à cause de son utilisation médicale. Il faudra attendre le 20e siècle et les premiers épisodes de Star Wars pour que l’Occident découvre « La Force », laquelle octroie aux habitants de la galaxie des pouvoirs lumineux ou obscurs. Comme quoi… L’intuition de l’énergie vitale reste vivace !

 

4.  Aspects techniques

À partir de ce concept, on ne s’étonnera pas que la maîtrise du Kiaï soit ancrée dans une solide maîtrise du souffle. Pour unifier l’ensemble de la structure corporelle et permettre l’expansion de l’énergie, on formera une colonne d’air partant de la base de l’abdomen. Et ce n’est pas un hasard si cet endroit du corps (une main au-dessus du pubis), Seika Tanden, au centre du Hara, est justement considéré, dans la conceptualisation orientale, comme le centre et le carrefour de l’énergie.

L’objectif est donc de consolider la structure corporelle : à l’arrière, le tronc est solidifié par la colonne vertébrale. Mais vers l’avant, c’est aux muscles qu’il faut recourir, aux abdominaux, mais principalement au diaphragme. Cette cloison, qui sépare la cavité abdominale de la cavité thoracique constitue, contrairement à ce qu’on croit souvent, le muscle principal de la respiration. C’est donc ce muscle respiratoire que l’on va animer, d’abord en inspiration (ouvrant « l’accordéon » vers le bas, contrairement à la majorité des pratiquants, qu’on voit spontanément hausser les épaules en inspirant), puis en expiration afin de compresser la fameuse colonne d’air que requiert la consolidation du corps. Un étage plus haut, celle-ci se complétera par le jeu du grand pectoral et du trapèze, qui renforceront la ceinture scapulaire et favoriseront la stabilité des bras.

La colonne d’air ainsi formée est essentielle à la structuration du tronc. Elle l’est, à l’évidence, pour les musiciens dépendant du souffle : c’est la compétence de base des cantatrices et des chanteurs, des clarinettistes et des trompettistes. C’est aussi le cri spontané des sportifs et des travailleurs de force : le cri des joueur/euses de tennis, des haltérophiles et des lanceurs de poids, le « han ! » des bûcherons et des déménageurs de pianos. Tous connaissent ce même besoin de solidifier leur structure au moment de l’effort suprême.

Dans le cas du Kiaï, deux éléments s’ajoutent à tout ceci, au début et à la fin. Au début d’une part, à savoir un très bref blocage, juste au départ de l’émission du cri, par la contraction des muscles de la gorge (trachéen et aryténoïdes). C’est cet imperceptible « stop and go » qui confortera la mise sous pression maximale de la colonne d’air. D’autre part, le cri est interrompu en fin d’émission par la fermeture de la langue en avant de la cavité buccale, ce qui produit la consonne « T ». Le son est ainsi concentré du début à la fin, permettant que le Kiaï s’exprime comme une explosion d’énergie, et non comme la dispersion d’un mugissement, aussi enthousiaste soit-il.[5]

Et que dit-on lorsqu’on émet le Kiaï ? Eh bien en tout cas jamais le mot « Kiaï », ce qui signalerait une ridicule méconnaissance de ce qu’on est en train de faire ! Le contenu du cri varie évidement au gré des écoles. En Kendo, il désigne la cible visée (« Men, Te, Dô »), ce qui, en compétition, permet, au jury de vérifier la cohérence de l’action et de l’intention. Pour sa part, l’école Tenshin Shoden Katori Shinto Ryu enseigne trois prononciations du Kiaï : « Aï » pour la phase de préparation, « Iae » pour marquer la détermination, et « Tô » pour la phase finale. L’école de Jodô Shindô Musô Ryu[6] utilise deux sons : « ééit » pour les coups de taille, et « hoot » pour les coups d’estoc. Quant au Kototama, il distingue un certain nombre de « sons-mères » et de « sons-pères » pour exprimer l’énergie de l’univers. À nouveau sans entrer dans ce domaine spirituel qui n’est pas mon propos, je pratique pour ma part trois types de sons :

« Aéit » – le son qui ouvre l’avant de la bouche et correspond au mouvement large de coupe (Kiri) ;

« Hoot » – le son qui représente l’enroulement d’un vortex et correspond au coup d’estoc (Tsuki)

« Aaôt » – le son qui marque un mouvement de spirale (comme Maki Otoshi ), ou de barrage absorbant (Uke Dome, Tomari Wasa, Baraï).[7]

Ce choix est personnel, sans avoir la prétention de décrire l’unique manière de pratiquer le Kiaï : l’essentiel est que le cri soit en totale cohérence avec les éléments de l’action qui composent une technique.

Il concrétise par le son le point focal, à l’instant « T » où se joignent le déplacement, le mouvement[8], l’énergie et le souffle, conférant ainsi au Zanshin son aboutissement marqué par le Kime, lequel clôt un cycle d’action. C’est ici l’élément le plus fondamental qui se joue, à savoir la congruence de l’énergie, du sabre et du corps : Ki-Ken-Taï-Ichi. (Voir le schéma du point focal.)

 

5.  Divers objectifs

La finalité de pratiquer le Kiaï n’est pas unique. On vient d’évoquer l’unification de soi-même, et c’est le but fondamental ! Ceci implique également l’unité de l’action avec l’intention[9]. Mais il peut y avoir d’autres objectifs secondaires. Le cri (ou le chant) est, en situation combative, un moyen efficace de se donner du courage, de la vaillance et de l’aplomb. C’est l’expression sonore du « cœur » impliqué dans l’action (Kokoro). C’est le hurlement des combattants de toutes époques au moment de se jeter dans la bataille. De manière symbolique, c’est le Haka des Maoris par lequel les All Blacks se stimulent et tentent de saper le moral des rugbymen qui leur font face.

Le Haka des Maori

Déstabiliser l’adversaire par l’attitude et le son, tel est, en effet, un deuxième objectif possible du Kiaï. Ici l’on se souvient de l’effet produit sur les troupes autrichiennes et russes, à la bataille d’Austerlitz, par la Musique de la Grande Armée de Napoléon montant à l’assaut de Pratzen, terrorisant les troupes adverses tout en galvanisant sa propre infanterie. C’est le même effroi que provoquait, sur les dragons de Louis XIV, le simple chant d’un psaume entonné avec fougue par les Camisards. Et de nos jours, on sait que les forces spéciales de la police utilisent parfois des grenades assourdissantes, non létales mais décisives pour tétaniser un adversaire retranché. Il faudra au Budoka une pratique assez intensive avant de parvenir au même résultat…

Un autre atout du Kiaï réside dans sa dimension collective. Sans aller jusqu’à la transe que peuvent connaître les danseurs de tribus africaines, tel l’Indlamu, la danse traditionnelle des Zoulous en Afrique du Sud, dont le but était originellement la préparation au combat, la pratique du Kiaï en groupe peut aboutir à une stimulation collective qui renforce l’énergie de chaque participant. On observe cet effet dans un Dojo, lors de la pratique du Misogi, au cours duquel il est remarquable que l’énergie ainsi communiquée permette au débutant le moins aguerri d’accomplir une heure de Suburi sans démériter.

 

6.  Les risques

L’usage du Kiaï demande donc une compréhension étendue de ses enjeux et de sa technique. Faute de quoi, il peut aboutir à des excès préjudiciables. La première conséquence d’un Kiaï mal localisé, à savoir un cri de gorge, peut provoquer des lésions sur les cordes vocales. Je connais un débutant en Jodô qui, après une matinée de stage consacrée à la répétition des Kihon, s’est retrouvé avec une extinction de voix totale et mortifiante.

Le risque principal concerne cependant la pratique elle-même, car l’intensité visée dans l’action peut aboutir, chez un pratiquant novice, à une mécompréhension de ladite intensité. C’est alors la recherche de la force qui prime sur celle de l’unification. La confusion entre puissance et force musculaire est fréquente, et le Kiaï mal compris peut renforcer cette méprise, aboutissant d’une part à un excès de contraction musculaire qui provoque l’effet contraire de la libération recherchée. Un effet paradoxal de cette contraction parasite peut être la désynchronisation du déplacement, du mouvement, etc., ruinant l’unification espérée.

D’autre part, cet usage excessif de la force motivé par l’enthousiasme du cri risque de conduire à une blessure du partenaire, l’intensité se transformant en son contraire : la perte de maîtrise du geste ou de l’arme. Il reviendra au professeur de percevoir ce risque d’excitation en écoutant les Kiaï de ses pratiquants, car il lui incombe de protéger l’intégrité physique de ses élèves.

 

7.  Propositions d’exercices

Exercer le Kiaï n’est pas chose évidente ; c’est pourtant une préparation à laquelle tout Dojo devrait s’astreindre périodiquement, par exemple à l’occasion d’un entrainement spécial ou d’un stage. Cela vaut la peine, car la progression d’un élève est bien perceptible dans sa pratique du Sotaï Renshu lorsqu’il a dépassé sa timidité naturelle et a commencé à « lâcher » son Kiaï. On pourra travailler notamment (ce n’est pas une liste exhaustive) sur l’action du diaphragme pour la constitution de la colonne d’air, sur la décrispation de la gorge et de la bouche, ainsi que sur la coordination du mouvement et du souffle.

L’inspiration d’abord : avant toute chose, on apprendra à inspirer « par le bas », c’est-à-dire en descendant son diaphragme, et non pas en aspirant l’air par le haut des poumons, ce que révélerait le haussement des épaules et des clavicules.

Un premier exercice de Kiaï consistera à placer les mains sur les côtés de l’abdomen, juste au-dessus des hanches, et à tousser tout d’abord – pour ressentir la musculature impliquée – puis à expirer ensuite par saccade en produisant le son « ts-ts-ts-ts ». C’est ce que j’appelle l’exercice de « l’arroseur automatique ». On mobilise ainsi le diaphragme de manière volontaire et contrôlée.

Dans un deuxième temps, on produira des sons continus mais modérés ‑ comme un chant sur une seule note ‑ bouche peu ouverte, tout en conservant les mains sur l’abdomen, afin de vérifier que le diaphragme travaille toujours en priorité. On utilisera d’abord le son « aaa », afin de mobiliser l’arrière de la cavité buccale, puis le son « ééé » pour exploiter le milieu de la bouche, et enfin le son « ooo », pour concentrer le flux d’air expiré sans crisper les lèvres.

Une troisième phase visera à coordonner les mouvements du corps et la respiration. Il y a de nombreux exercices envisageables dans ce but, avec ou sans arme. Le plus évident est Funakogi Undo (le mouvement du rameur). Les exercices de Kokyu-Soren enseignés par Tada Hiroshi Sensei seront aussi de grande utilité. Puis, avec Bokken, la pratique progressive et répétée des Suburi et de Happo Giri dans 1, 2, puis 4 directions, apportera l’expérience qui favorisera la fluidité et la libération du pratiquant.

En fin de compte, il faudra valoriser également le Kiaï silencieux. Cette forme d’expiration sans vibration des cordes vocales sera très profitable, non seulement pour éviter des problèmes avec vos voisins, mais surtout afin d’expérimenter l’expression du souffle-énergie sans se laisser préoccuper par l’émission du son vocal. C’est par ailleurs une forme de Kiaï dont l’intensité ne devrait le disputer en rien au Kiaï sonore. Cette pratique silencieuse peut s’effectuer en Seiza comme debout, pourvu que le contact avec le sol soit stable et l’alignement du corps conforme à un Shisei harmonieux[10]. En mouvement (peu importe lequel), le Kiaï silencieux peut se combiner à Musoku no Hô, le « pas sans pied », qui laisse à l’ensemble du corps sa disponibilité. Sans y toucher, on progressera ainsi sur le chemin de Ki-Ken-Taï-Ichi.

Toutefois, quelque exercice que l’on pratique, il n’y a pas de recette miracle, et même les mots du professeur sont insuffisants. Comme pour l’ensemble du Budô, la maîtrise ne se développe que progressivement, par la répétition et l’expérimentation. Il ne faut donc pas se décourager : ce ne sont que les 30 premières années qui sont difficiles !

 

8.  En guise de conclusion: l’effet libérateur

Le Kiaï n’est donc pas un « cri qui tue ». En revanche, c’est bien l’expression de l’unification de l’énergie se traduisant par l’émission d’un son qui, bien comprise et maîtrisée, porte de réels effets. Une récente expérience sur la pratique du Kiaï par des Karateka[11] a démontré que les Tsuki ou Shuto Uchi exécutés avec Kiaï développent jusqu’à 20% de puissance supplémentaire par rapport à leur exécution sans Kiaï. Et je sais par expérience qu’il est possible de constater l’effet de saisissement que provoque un Kiaï puissant sur un adversaire.

Une question m’est parfois posée : le Kiaï est-il un son ou une énergie ? Je raconte alors une situation banale vécue sur le quai d’une gare, lors de la venue d’une vénérable locomotive à vapeur. C’était une machine immense et impressionnante dont j’admirais la géniale mécanique. Soudain elle s’est mise en mouvement et le bruit de la vapeur exhalée en bout de course des pistons s’est fait entendre. Je fus littéralement saisi par la puissance de ce son. Ce n’est ni la surprise, ni le volume du bruit qui agissait sur moi, mais réellement l’intensité de son-énergie qui se développait tandis que la machine commençait à avancer… À croire que c’était le son qui faisait avancer la machine ! J’ai alors ressenti ce qu’implique le concept de Kiaï : c’est un son qui exprime une énergie ; l’un et l’autre sont imbriqués ! Et c’est par cette fusion que l’unification du pratiquant peut se réaliser, comme celle du fer et du carbone réalise l’acier du Katana.

Le mot « libération » a été utilisé plus haut ; c’est par ce thème que je conclus mon modeste apport à votre pratique et votre réflexion. L’être humain a spontanément tendance à crisper sa respiration lorsqu’il est en situation de stress[12], alors que l’adrénaline sécrétée provoque une accélération cardiaque et donc un besoin accru d’oxygénation. C’est pourquoi, parallèlement à tout ce qui a été dit sur les plans symbolique et technique, l’effet libérateur du Kiaï doit être souligné. Sans aboutir à la perte de contrôle dénoncée ci-dessus, le Kiaï qui provient du tréfond de l’être et explose dans l’harmonie de soi et de son action, à l’instant déterminant, ne peut être que libération, tant sur le plan physique que psychique.

Pour obtenir ceci, il serait utile de ne pas perdre vue cet aspect conclusif : le cri n’est pas un but en soi. En tant qu’expression de l’unification « souffle-énergie, corps-action », le cri n’est pas le but, mais la conséquence ! En cette matière, le volontarisme ne peut conduire qu’au blocage. C’est pourquoi, contrairement à l’expression courante, le Kiaï n’est pas un cri à « pousser », mais à « lâcher ».

Jean-Marc Spothelfer

 

Notes :

[1] Pour ne pas alourdir le texte, toutes les désignations du type « débutant », « pratiquant », etc. concernent tant le masculin que le féminin.

[2] Sur le Ko-kyû, voir le chapitre « Breathing », dans l’ouvrage « Japanese Swordsmanship » de Malcolm Tiki Shewan, 2014, p. 36.

[3] Dans la tradition japonaise : ensemble de « mots-âmes » inspiré par les divinités (Kami), analogues aux mantras bouddhiques. Ueshiba Morihei y percevait « la respiration du ciel et de la terre » (Ten Chi Ko-kyu).

[4] On n’abordera ici ni la pratique spécifique du Kiaï-Jutsu, ni l’exploitation du Kiaï dans une perspective thérapeutique.

[5] Il convient de mettre à part le Kiaï prolongé lié aux frappes répétées sur une cible de bois (Tategi-uchi), dans la pratique de l’école Jigen Ryu : un cri aigu et spécifique connu sous le nom de Enkyô (cri de singe).

[6] Voir à ce propos le chapitre sur le Kiaï écrit par Pascal Krieger dans son ouvrage : « Jodo, la voie du bâton », 1989, p. 92

[7] Notez que la bouche ne doit pas s’ouvrir excessivement, de peur de disperser l’énergie qu’on voulait concentrer, et aussi de révéler à l’adversaire son intention… voire accessoirement d’être ridicule.

[8] Le terme « mouvement » est à comprendre ici comme le geste des bras et du corps qui s’ajoutent au déplacement (des pieds) pour l’accomplissement d’une technique. Par exemple (sans entrer dans les détails), pour réaliser la technique Kiri Kaeshi, il faut additionner un déplacement par lequel on sort légèrement de la ligne d’attaque (Sankaku Irimi), et un mouvement qui fait effectuer aux bras un geste formant un « 8 » pour frapper en Kesa Giri tout en changeant de Hanmi.

[9] Par « intention », je ne veux pas dire « décision suite à une réflexion », comme par exemple : « Ah, il a fait ceci, donc je vais faire cela. » En effet, en Budo, il n’y a jamais de réaction, mais seulement de l’action. L’action, quoique consécutive, est simultanée à l’attaque ; tandis que la réaction, forcément subséquente, ne peut aboutir qu’au retard et donc à l’échec. Songez que l’effet d’un sabre abattu sur votre tête à pleine vitesse par un bon sabreur à 2 mètres n’est pas beaucoup moins rapide qu’une balle de pistolet tirée à 50 mètres.

[10] Ainsi, il n’est pas besoin d’utiliser une arme, ni d’être dans un Dojô, ni même en tenue de Budoka pour effectuer des exercices de respiration profitables : au jardin ou sur son balcon, on peut élargir son expérience à tout moment dans un temps libre… sauf évidemment si on habite à côté du périphérique, d’une station d’épuration, d’une porcherie industrielle ou d’une tannerie !

[11] Magazine de RTS-Sport : https://www.rts.ch/sport/video/sport-dimanche/11974198-le-mag-cri-estu.html

[12] …D’où la regrettable expression, face à une cause de stress : « Retenir son souffle ».