Ma-aï

Ma-Aï : l’intervalle qui convient

Par Malcolm Tiki Shewan

L'intervalle espace-tempsSi l’on pose la question à un pratiquant d’Aïkidô: “Qu’est-ce que Ma-Ai?”, on reçoit, la plupart du temps, la réponse – “C’est la distance combative!”
Et c’est juste, MAIS… ce n’est pas juste aussi simple. 

ENGLISH TRANSLATION (PDF)

Déjà lorsqu’on regarde les deux kanji composant le mot, il y a de quoi s’interroger au sujet des sens possibles et l’on se rend compte que le concept est considérablement plus vaste. Ma (間) est un caractère intéressant composé de deux radicaux :

Ce premier radical en lui-même signifie une ouverture, une porte ou portail.

Le deuxième radical est le caractère qui signifie le soleil ou la lumière. Ainsi, le sens implique “une entre-ouverture (de porte) qui laisse passer la lumière”.

C’est dans ce sens que “Ma” nous indique plus la notion d’une intervalle. En effet, la distance est un intervalle mais elle n’est pas la seule intervalle que nous connaissons – le temps aussi est un intervalle.

Nous arrivons donc, déjà, à une conception d’espace/temps. Une séparation peut être vue en termes de la distance (cm, mètres, km, etc.) mais aussi en termes de temps (secondes, années lumières, etc.). Il est d’ailleurs drôle de demander sa direction à un citadin qui vous répondra: “Ah, vous avez un bon 10 minutes de marche…”, alors qu’une pareille question à une personne de la campagne, celle-ci répondra: “Oh… c’est un bon kilomètre et quelques par là…”. Nous sommes tous en mesure de voir la séparation d’une chose à l’autre en termes de distance ou en termes de temps, selon la logique apparente – mais c’est toujours les deux de toute façon.

Le deuxième kanji de Ma-Aï est le “” de l’Aïkidô. Je pense que la signification de ce caractère a été maintes fois expliquée à chaque pratiquant – cependant…

Il n’est pas utile ici de l’interpréter en termes habituels comme – harmonie, amour, unité, etc.  Il faudrait commencer à ressentir dans l’idée de “Ai” plutôt un sens comme “lorsqu’un gant vous va parfaitement”. Je ne suis pas certain que “comme cul et chemise” soit une expression convenable mais, en tout cas, cela peut mieux aider à mieux concevoir son sens dans le terme Ma-Aï. Et, de surcroît, comme le singulier ou le pluriel ne sont pas indiqués en la phrase en japonais nous avons encore à réfléchir à d’autres dimensions possibles.

Plus haut, notre pratiquant a répondu “C’est la distance combative”. Dans le cas de la majorité des disciplines de nos jours, cela s’applique très bien pour définir des intervalles mesurables, étant donné que les deux adversaires sont généralement armés de la même manière et les règles visent à ce qu’ils soit à parité: deux Kendô, Karate, Judô voir Aïkidô shugyosha. En effet, il faut consacrer beaucoup de temps pour bien assimiler dans son corps la compréhension des distances fondamentales.

Généralement, il y a quatre distances que l’on doit reconnaître :
1) Tôma – la distance longue;
2) Chûma (nakama) – la distance intermédiaire;
3) Chikama – la distance proche;
4) Uchima (kirima) – la distance de frappe (coupe).

Le dernier intervalle, “Uchima”, est habituellement le premier qu’on comprend, car c’est la distance où l’adversaire peut vous frapper ou couper et c’est aussi la distance où vous pouvez frapper ou couper votre adversaire – c’est la même pour les deux dans les disciplines modernes. C’est la distance où l’un ou l’autre (ou les deux) peut atteindre le (les) centre vital de son adversaire. Cette distance sera la même (à peu de chose près…) au sein d’une même discipline (mais ne la définir qu’en centimètres serait futile).

La distance Chikama est la séparation minimale entre les deux adversaires où ils ne peuvent tout juste pas encore s’atteindre par une attaque. En effet, c’est une distance critique avant l’entrée en Uchima. Le pratiquant étudie généralement ses techniques en apprenant à réussir le passage de Chikama à Uchima. Ceci est la raison pour laquelle on passe beaucoup de temps sur les saisies comme katate-dori, kata-dori, etc., car l’adversaire passe de Chikama à Uchima avec une régularité très éducative qui nous inculque de bonnes perceptions du Ma-Aï fondamental.

Chûma est rendu plus apparente lorsqu’on aborde les coups portés comme Shomen Uchi, Yokomen Uchi, Tsuki, etc.,  où l’adversaire doit faire deux ou plusieurs pas pour parcourir la distance et engager son attaque.

Tôma est essentiellement une distance d’engagement possible, mais hors le portée d’une attaque immédiate. Il y a habituellement 6 pas de marche entre les deux adversaires et, dans les disciplines modernes, c’est souvent enseigné comme la distance à laquelle les deux adversaires se saluent (Rei) au départ.

Chacun de ces quatre divisions de la notion de Ma-Aï est extrêmement utile pour comprendre la vision plus globale de la distance et son importance. En effet, chaque phase présente certaines possibilités (opportunités) qui sont probablement impossibles dans les trois autres. Ainsi le pratiquant reconnaît la nécessité et l’obligation de construire certaines techniques selon un schéma précis, s’il espère les voir réussir: que faire? quoi? où? et quand?… Tout ceci ne peut pas être expliqué par écrit: seule la pratique assidue en situation, sous la direction d’un professeur ayant lui-même la maîtrise, nous apportera cette connaissance.

Ceci dit, il faut ajouter que Ma-Aï sous cette forme n’est que très partielle, mais, en même temps, représente une base indispensable dans les pratiques martiales de nos jours et qui est souvent considérée comme suffisante. C’est plutôt vrai si on le regarde dans le contexte: discipline moderne, sport de combat, entrainement au dojo, parité des adversaires, règles, catégories de poids, compétition, rencontres à but sportif, etc. Le “combat” dans ces cadres n’est pas forcément le mot correct… D’ailleurs ceci fait penser que dans l’ancien Judô, on disait habituellement: “On va tirer ensemble” ou, en anglais, “Do you play Judo?”, par exemple.

Cependant, hors ses conditions limités, Ma-Aï, vu comme “distance” seulement (comme décrit ci-dessus) ne suffit pas aux exigences de la situation combative. Le guerrier d’antan avait besoin d’étudier un nombre considérable d’aspects supplémentaires, tous ayant directement trait à l’idée de Ma-Aï.

Dans une situation réelle de combat, de vie et de mort, le guerrier devait maîtriser par son instinct et par sa perception correcte (acquis par une étude approfondie et une vaste expérience inculquées par de longues années de pratique et d’enseignement méticuleux) la conception de Ma-Aï lorsqu’il n’y avait pas de conditions homogènes, équilibrées, connues et prévisibles.

L’enseignement au sein d’un Ko-Ryu (ancienne école de combat) demande que la notion de Ma-Aï comprend, par exemple, la capacité d’évaluer instantanément (dans une situation) le niveau et le degré de la menace. A savoir: quelle est sa gravité, son danger ou le risque de mort? Correctement interpréter un son, un geste, un mouvement, une action, ou encore leur absence, et ceci par rapport à soi-même, en termes de distance, temps, possibilités, tout cela était de prime importance pour pouvoir faire face à chaque situation.

Certes, une juste estimation de la distance est fondamental. Mais également, dans la dimension spatiale, percevoir l’angle est fondamental: d’où vient l’attaque? L’angle peut augmenter la valeur de la menace, du danger. Quelqu’un vous approchant par devant n’est pas pareil à quelqu’un vous approchant par derrière…

Si vous prenez la combinaison de distance et de temps vous arrivez à la vitesse de l’action. Cette coordination de votre action par rapport à la vitesse de l’action de l’attaquant est, bien sûr, une aspect de Ma-Aï. De surcroît, si vous tenez compte également des éléments de poids – supposez que votre adversaire pèse 200 kg. et arrive rapidement à votre encontre – comment agissez-vous? Quelle influence son élan peut-il avoir sur le choix de technique, de stratégie, de tactique?

Il faut également pouvoir évaluer l’intention: est-ce une agression? Est-ce que ceci est un danger réel? Partiel? Inoffensif? Sans danger quelconque? Savoir juger de ceci est primordial dans le choix de son action. Clairement, tuer quelqu’un qui vous approchait pour vous servir simplement une tasse de thé ne ferait pas bonne figure: la paranoïa est différente de l’esprit « sur le qui-vive ».

Enfin n’oubliez pas qu’il est essentiel d’évaluer, correctement et avec précision, la “nature de l’attaque”. Comment l’adversaire est-il armé? Comment est-ce que vous êtes vous-même armé? Chaque arme possède un Ma-Aï propre à elle et à son maniement. Et chaque arme possède ses points forts et ses points faibles qui varient aussi selon les circonstances. Par exemple, un grand naginata qui, sur un champ de bataille, représenterait un danger redoutable constituerait éventuellement un handicap à l’intérieur d’une pièce à plafond bas. L’adversaire présente-t-il des faiblesses et ouvertures possibles? Où et quelles sont les vôtres? Comment les exploiter?

Tout ceci décrit très succinctement les éléments constitutifs qui doivent entrer en ligne de compte instinctivement et instantanément (sans dire en amont d’un engagement quelconque) pour pouvoir prétendre une compréhension plus profonde de Ma-Aï et son application dans le Budo classique. Le Chemin est long…

Malcolm Tiki Shewan