Interview

Tiki_Pascal_2LE BUDO

Interview de Me Tiki Shewan
et Pascal Krieger

Pascal KRIEGER : La douceur et la force dans un même visage. Une moustache brune, un nez de boxeur, un regard direct, une poignée de main non moins énergique. Visiblement il aime enseigner. Des explications sobres, bien senties, mises à portée de son auditoire.

«Pas de question» annonce t-il à ses élèves au terme d’une démonstration. Et devant le silence encore sous le coup de l’étonnement Pascal enchaîne : «Et bien je vais quand même répondre à une question silencieuse. Vous êtes en train de vous demander quelle est cette arme que je tiens en main.» Amoureux de la précision mais sans maniaquerie, il se met tout de suite au niveau de son «adversaire.» En même temps, il se dégage de lui un sentiment de douceur, de gentillesse. Dès la sortie de l’entraînement, je n’ai plus à faire à l’homme de combat, mais à un être affectueux, enjoué, buvant le rire, l’authenticité et la vie comme un verre d’eau fraîche.

Tiki SHEWAN : Le regard bleu, la moustache effilée, prêt à rire, bien planté sur ses deux jambes, les mains dans les poches. Il a l’air de se réjouir intérieurement rien que parce que l’air est bon à respirer. Sensible, attentif, bienveillant, il vous écoute jusqu’au bout. Par contre, ne l’empêchez pas d’aller au bout de sa phrase, surtout lorsque vous abordez un sujet qui lui tient à coeur. Plus la question le touche, plus il demeure calme et va au terme de sa pensée… Dans le combat : une démarche de paysan laissant traîner son bâton presque négligemment, pesamment. En face: l’autre avance, sabre en main. Un cri, un éclair, un coup. On a envie de dire, comme au cinéma : «Recommencez, on n’a pas eu le temps de voir comment ça c’est passé. Tiki, immobile, l’extrémité de son bâton stoppée à quelques centimètres de l’oeil de l’attaquant. Pendant quelques secondes: deux statues, deux immobilités, deux regards, mais un seul et unique silence. Quelques pas en arrière, la tête à demi-inclinée, humblement, il reprend sa place. Seuls quelques imperceptibles mouvements de paupières trahissent l’intensité de l’énergie mise en oeuvre. Tout est prétexte à parler de fer et de feu: il aime les armes, il les forge. les fabrique, les trempe. Il connaît les subtilités de la pêche. les mille et unes formes des hameçons. De plus, en face d’une assiette bien garnie il sait même se servir judicieusement d’un couteau, et jovialement d’une fourchette !

R.F Qu’est-ce que le Bushido? Est-ce un nom japonais qui signifie une technique de combat, une philosophie, un art de vivre ?

Tiki : C’est un terme qui a tendance à se vulgariser ici, en Occident. A l’origine c’est essentiellement un code moral chevaleresque qui comprend des notions de devoir, de fidélité, de loyauté, d’effacement de soi-même au profit des autres.

L’application de ces règles de vie n’a jamais été réduite à une activité particulière de la vie japonaise. Elles sont assez générales pour être employées à tous les secteurs de l’action. Un homme d’affaire japonais, une mère de famille, un artiste peut respecter un art de vivre. Le terme BUSHIDO est constitué de trois racines BU noblesse SHI guerre, combat DO la voie. Il peut se traduire par «la voie de la noblesse guerrière.» Le concept de Bushido n’a pas d’époque précise. L’apogée de l’influence de ce Code se situe au 12-13ème siècle. Plus tard apparaissent les Samouraï, serviteurs de la classe guerrière. Le Bushido n’est pas à confondre avec l’ensemble des techniques de combat issues du Japon, que l’on nomme BUDO.

R.F Que pensez-vous de la prolifération de Dojo, de salles d’Arts martiaux, en Occident des lieux de pratiques reliés à un esprit de compétition, de performance, à un art de dépasser nos complexes ?Tiki_Pascal_1

Tiki : La réponse se divise en deux. Tout d’abord, il y a un certain nombre de principes culturels, dans le Budo, qui viennent spécifiquement du Japon. Maintenant ces vérités culturelles contiennent des valeurs proprement universelles. Où se trouve la plus grande fidélité ?

Faut-il transmettre des valeurs culturelles liées à l’aventure japonaise ou faut-il tenter de transcender les questions de race, de culture, de société ? Toutes les méthodes ont un enracinement culturel très fort que l’on ne peut pas oublier. Mais il ne faut peut-être pas oublier que ces méthodes ont toutes une finalité. Pour moi il est nécessaire de respecter la méthode dans la mesure où elle respecte l’être humain.

Je ne pense pas que ce soit en mettant des tapis japonais chez soi et en mangeant du riz avec des baguettes que ça va vous aider dans la vie. Mais d’autre part si dans la pratique d’un art, d’une technique de combat, vous n’insistez pas, vous oubliez des éléments-supports indispensables, des principes de comportement, tels que la concentration, le silence, les protocoles de combat… à ce moment là vous avez dénaturé, changé et laissé la porte ouverte à un changement d’état d’esprit avec les risques de dégradation que cela entraîne. Il faut toujours distinguer qu’est-ce qui est phénomène social, culturel, et quels sont les principes qui sont en arrière de ces méthodes issues de telle ou telle culture, et qui dépassent largement le concept de race ou de nation? Pour nous, il faut conserver la méthode exacte, qui a fait ses preuves, sans en perdre la finalité.

Pascal : Prenons un autre exemple dans le Budo, quelle est la vérité qui se cache, ou se traduit derrière l’étiquette, les salutations, l’ordre… ? C’est le respect. Respect du lieu, respect de l’arme que l’on utilise. Nous essayons de faire passer cette notion universelle avec des gestes japonais. L’extérieur d’une salutation est japonais bien que le sens profond reste valable pour tous. A la limite, certains japonais ont tendance à oublier cette relation quasi-universelle et pensent qu’ils sont presque les seuls à posséder ces qualités de noblesse, d’efficacité, de sensibilité.

R.F: Mais pourquoi cet environnement, qui paraît un peu excessif, que vous créez dans votre manière d’enseigner les arts martiaux. On entend des choses un peu crues sur l’art d’éliminer son adversaire ?

Pascal : Oui, par exemple «Si vous plantez comme ça votre sabre, vous ne pouvez pas le ressortir» ou encore «même avec un bras votre adversaire peut vous tuer»…

Dans ces détails qui font un peu charcuterie, il y a des notions très guerrières. Mais c’est l’emballage qui compte. On emballe ça dans une étiquette, un respect de l’autre, un travail sur soi-même. Si l’élève s’y refuse, il souffrira. C’est une ambiance de travail que l’on crée pour que ces notions qui sont un peu meurtrières ne passent pas du mauvais côté. Le respect de l’autre dans le combat, l’étiquette permet de canaliser l’énergie, sans débordement.

R.F Que pensez-vous de la prolifération des techniques martiales enseignées aujourd’hui ?

Tiki : Il existe un obstacle dans la transmission des arts martiaux. C’est le mélange de diverses technique. Quelqu’un qui pratique diverses disciplines est comme celui qui prend dans ses mains à la fois une pince, un marteau et un tournevis. Il ne fait rien de bon. Il faut poser l’un ou l’autre outil et n’en prendre qu’un. Ce mélange est un frein. Alors qu’une technique doit être abordée seule 8 à 10 000 fois avant d’être efficace.

R.F: De quelle façon le Budo modifie-il votre vie quotidienne ?

Tiki : Je veux prendre un exemple. Il y a quelques années, j’étais toujours en retard, partout où j’allais. Un jour j’ai réalisé, en faisant du Budo, que tout retard symbolise une mort. J’ai senti que la discipline que je pratiquais faisait partie du quotidien. Dès qu’un principe rentre dans le concret de notre vie consciente, il devient vivant. Mais c’est la répétition qui permet cette prise de conscience, peu à peu.

R.F: Et votre pédagogie ? Comment l’appliquez-vous ?

Pascal : Comme enseignants nous sommes plutôt des catalyseurs, des synthétiseurs. J’ai un sentiment de fidélité par rapport aux vieux maîtres que j’ai connus.

Tiki : Oui, et c’est aussi le temps qui fait l’apprentissage. L’expérience du temps est irremplaçable. J’aime voir quelqu’un, pas forcément doué venir régulièrement à l’entraînement. Et puis le voir évoluer, peu à peu. Et au bout de dix ans, j’ai envie de lui parler et de lui dire «Vous avez fait dix ans de travail, maintenant on va commencer à échanger autre chose»…

Pascal : Oui, cette notion d’entraînement (KEIKO) est quelque chose d’important chez les japonais. KEI veut dire penser, se souvenir. KO signifie la Tradition KEIKO se remémorer le passé et demeurer fidèle à l’esprit de la tradition. Ceci suppose une complète adaptation aux conditions du moment. Qu’il fasse froid ou chaud, que ce soit le matin ou la nuit, accepter la situation présente telle qu’elle est.

Tiki : De même le mot SENSEl ne veut pas dire «maître» ou «enseignant». Mais il désigne «celui qui était là avant moi», donc, dans le temps celui qui a parcouru davantage de chemin que moi débutant.

R.F Alors justement, quels sont, dans les grandes lignes, les différents stades d’apprentissage jusqu’à la totale maturité ?

Pascal : On peut décrire quatre stades principaux :
– Gyo
– Shugyo
– Jutsu
– Do

Le stade Gyo, c’est l’obéissance aux enseignements reçus, sans tenter de les interpréter. L’élève accepte d’être en situation de dense ignorance. Il n’y comprend rien, il ne sait pas du tout pourquoi on lui fait faire certains mouvements. Il n’a qu’un point de référence c’est celui de son maître. On lui demande à la fois de ne pas se poser de questions, de ne pas réfléchir ; on lui demande de faire.

Là c’est l’apprentissage dont la conception dans la mentalité japonaise est beaucoup plus exigeante. Pour apprendre la flûte japonaise, par exemple, il faut consacrer 3 ans simplement pour arriver à bouger le cou pour savoir faire la modulation d’un son. On se trouve, au bout de 3 ans dans la situation où l’élève peut commencer vraiment à travailler.

Il faut que le geste soit parfait. L’attitude mentale viendra après seulement. C’est ce premier apprentissage, répétitif, qui va permettre à l’élève plus tard de voir se développer une souplesse d’esprit.

Le deuxième stade est une mise en pratique des éléments appris. Les gestes sont techniquement au point, extérieurement. L’élève doit les intégrer, les faire siens de façon à pouvoir se mettre en harmonie avec eux. Un peu comme un compositeur de musique qui, connaissant le solfège et les lois d’harmonie, va pouvoir faire des compositions à la fois rigoureuses et harmonieuses. Il crée de la musique en se mettant au service de la musique.

Le troisième stade (JUTSU) est déjà un stade assez élevé mais c’est probablement le plus dangereux. L’élève a pu canaliser toute son attention, son énergie pour atteindre une certaine compétence, une certaine efficacité.

Que reste t-il à découvrir ? Lui-même. Il possède une somme importante de connaissances mais il lui manque la liberté. A cause de ses compétences, il peut se tromper et tromper tout le monde. A ce stade il fait un complet retour sur lui-même et là tous les vrais problèmes se posent la vanité de son savoir, la peur de vieillir, l’angoisse de s’être trompé de chemin. Il aura même envie de rejeter ce qu’il aura appris. C’est pourtant à ce stade qu’il apprend la liberté de choisir. Le combat n’est plus dehors mais dedans. Il mesure la force de ses véritables contraintes.

Le quatrième stade est le DO, la voie réalisée. Je ne peux pas vous en parler, il n’y a pas de définition. Un maître pourra répondre, parfois d’un geste.

R.F J’ai vu pendant votre stage, une démonstration de sabre contre bâton. Quelles sont les qualités que vous cherchez à mettre en valeur dans ce type de combat ?

Pascal : La façon dont vous posez la question est intéressante. Au premier stade on dira «Le sabre contre le bâton». Après on dira plutôt «Le sabre et le bâton.» Plus tard peut-être, dans une vision moins dualiste «Le sabre avec le bâton».

En tant que pédagogue on cherchera à faire travailler l’élève de façon de plus en plus exigeante techniquement, mais toujours en harmonie avec lui-même, avec ce qu’il peut donner. On va le solliciter jusqu’à sa limite, sans jamais la dépasser. On va le pousser, comme j’aime à le dire, dans son pays inconnu, dans son «no man’s land» à lui.

R.F Il se dégage une impression de très grande force, une grande énergie durant la pratique. Le Budo utilise directement les pulsions de violence, d’agressivité ou il cherche à les réduire pour mieux les canaliser ?

Pascal : Il ne faut pas oublier que le sabre symboliquement a un double tranchant un tranchant vers l’autre, mais aussi un vers soi-même.

Tiki : Oui, et la violence absolue, chez l’être humain, est intimement liée au problème, à la question de la mort. Et la mort est liée à la vie. Donc la pulsion de violence a une origine très lointaine, très profonde. Pour le pratiquant des arts de combat, il faut aller jusqu’au sabre qui donne la vie. De même dans la vie quotidienne, toute action a une base d’énergie. Lorsque celle-ci est mal connue, mal contrôlée, pulsionnelle, on dit qu’elle est plus ou moins violente. Mais au départ c’est de l’énergie qui veut vivre à tout prix. Et il ne faut probablement pas la fuir, la nier ou en avoir peur. Il faut rentrer dedans avant de la transcender.

Propos recueillis en avril 1987