Trois dates et trois caractéristiques

Trois dates de l'histoire japonaise correspondent de façon marquante à des périodes de bouleversement de la culture nippone du point de vue des lames, aussi bien que dans d'autres domaines. La première de ces dates se situe aux environs de 782, soit au début de la période Heian. C'est à partir de cette époque que se fixe la forme générale du sabre japonais que nous connaissons aujourd'hui. Le sabre acquiert alors des caractéristiques spécifiquement japonaises. Cette période correspond également à l'introduction du bouddhisme et à l'avènement de la classe guerrière qui commence à jouer un rôle politique.

La seconde date se situe aux alentours de 1600. A cette époque, le Japon est totalement unifié et possède un pouvoir centralisé. On l'appelle la période Edo. Après de longues guerres civiles s'instaure une période de paix. Les classes sociales se figent, les villes attirent du monde grâce notamment à l'amélioration et à l'extension des voies de communication. Tous ces facteurs influencèrent les divers modes de fabrication des lames. La dernière date correspond à 1868, au moment ou le Japon prit sa place parmi les nations modernes.

La date qui nous concerne dans cet article est la date charnière de 1600 correspondant à la fin de la période Koto. A cette époque, la création d'un centre de forge nécessitait d'une part la proximité de la matière première, constituée par un minerai de qualité, d'autre part des étendues de forêts pour la production de charbon de bois, et enfin, de façon générale, la présence d'un marché sous la forme de concentration militaire. C'est la combinaison de ces facteurs favorables qui permit la création et le développement des cinq principaux centres de forge (Gokaden) entre la période Heian et Edo (période Koto). Ces centres donnèrent naissance à différentes écoles filiales.

L'une des caractéristiques de cette période repose donc sur la production artisanale, à partir de minerai local, de l'acier nécessaire au centre. Il convient également de savoir que la forge du sabre a été, dès le départ, une méthode de production distincte des autres branches de la métallurgie. (1)

La qualité du minerai était d'importance primordiale pour la fabrication d'une bonne lame. Seule une connaissance empirique permettait au forgeron de l'époque de sélectionner son minerai en fonction des caractéristiques recherchées. Ainsi, le minerai de Bizen était extrêmement prisé par les forgerons de sabre, tandis que celui de Kashima, pourtant l'un des plus importants centres de production du fer, était plutôt destiné à l'outillage. Aujourd'hui, les analyses métallurgiques nous renseignent sur la teneur en fer et autres composants, et permettent de comprendre scientifiquement les données empiriques des forgerons d'antan. La provenance uniquement locale du minerai constitue l'une des premières caractéristiques Koto par rapport aux autres périodes.

Wakita Ryosui Shisho, Maître-Forgeron japonais, n'a cessé de me répéter que pour obtenir un acier de qualité, facteur déterminant pour la fabrication d'une bonne lame, il fallait "toujours respecter la virginité du métal". Voilà une phrase qui, métallurgiquement parlant, ne laisse pas de surprendre. En effet, comme nous ne l'ignorons pas, il ne suffit pas de fondre du minerai pour obtenir de l'acier. L'acier est en fait l'alliage principal du fer avec le carbone. Il est obtenu par un processus de cémentation à l'aide, suivant la méthode japonaise, de charbon de bois et de feu. Sans entrer dans des considérations métallurgiques trop élaborées, il s'agit d'amener le fer et le charbon de bois à une température qui leur permette de s'allier, et ce durant un certain temps et selon la température minimum nécessaire. Ceci ne constitue pas à proprement parler une fonte, mais à l'image de la bougie dans la bouteille de Chianti de votre restaurant italien habituel, d'un goutte-à-goutte lent et progressif. Pour ce faire, le forgeron fabriquait et utilisait des fours relativement petits. L'expérience a d'ailleurs démontré que les meilleurs aciers étaient obtenus dans de petits fours. A l'époque, ce travail relevait du forgeron lui-même, ou à la rigueur d'un groupe de forgerons travaillant ensemble.

Ainsi, notre deuxième caractéristique essentielle de la période Koto résidait dans le fait que le forgeron produisait son acier selon ses besoins.

Le produit de ces petits fourneaux (kera) était donc un acier direct d'aspect amorphe et encombré d'impuretés (silice). Avec une teneur en carbone imparfaitement repartie, pouvant varier de 0,1 % à 0,7 ou 0,8 % (la teneur en carbone des lames Koto, selon les analyses métallurgiques modernes, était en moyenne de 0,6 %, ce qui en soi est déjà une caractéristique), le travail du forgeron consistait à obtenir un bloc d'acier plus raffiné et d'une teneur en carbone relativement homogène. Cette phase était réalisée à la forge en soudant et en repliant de façon à obtenir un acier corroyé. Après la période Koto, ce travail était souvent exécuté dans les centres sidérurgiques de l'époque.

Notre troisième caractéristique est donc constituée d'un acier en teneur en carbone plus ou moins hétérogène(2), comportant un certain nombre d'inclusions(3) et dont le raffinage était effectué par le forgeron lui-même(4).

A partir de 1600 environ, tout ce travail était assuré par les centres sidérurgiques de l'époque, le minerai servant de matière première à une masse. Les méthodes de production s'agrandissent pour augmenter leur rendement. Le forgeron s'adressera à un fabricant d'acier déjà purifié et relativement purifié, en tout état de cause, en teneur en carbone souvent plus élevée qu'à l'époque Koto. C'est le début de la véritable sidérurgie japonaise.

J'espère que le lecteur saisira, au travers de ces trois caractéristiques, les différences fondamentales qui existent entre le travail Koto et ce qui a suivi. Il ne s'agit pas de jugement de valeur, mais de réalités métallurgiques.

Malcolm T. Shewan

Notes:

(1)En effet, n'importe quel simple artisan travaillant l'acier pouvait produire des lames, avec des résultats cependant très aléatoires. Ceci ne fait qu'accroître la difficulté du collectionneur à distinguer le travail d'un maître-forgeron de celui d'un simple artisan. L'Art, de tout temps, a donné naissance aux contrefaçons. Le nippon-to n'échappe pas à cette règle.

(2)Ceci est surtout vrai dans le cas de SOSHU-DEN et autres écoles filiales.

(3)Ceci est surtout vérifiable dans le cas de YAMATODEN NAMINOHIRA et BUNGO-TAIRA.

(4)La pureté et l'homogénéité d'un acier est particulièrement remarquable dans KO-BIZEN, YAMASHIRO-RAI et AWATAGUCHI, et ancien MINO.